Fruit d’une aventure dont le début remonte à une vingtaine d’année, « Selon l’incipit, Photographies, Mali vol.1 » est un bouquin signé par le photographe franco-malien Arnaud Rolland. Publié aux Editions Noir couleur en 2022, le livre, au fil des pages, non seulement séduit par ses illustrations mais invite surtout à une réflexion sur la cause féministe dans un pays comme le Mali, profondément ancré dans l’hétéro-patriarcat.
Vous avez décidé d’appeler votre ouvrage photographique « Selon l’incipit ». Ce titre a quelque chose d’assez subtil et poétique qui interroge. Quelle est la philosophie derrière ?
Le titre du livre n’a pas, en tout cas telle n’était pas mon intention, de portée philosophique particulière. C’est un clin d’œil à la citation de Louis Mesplé en quatrième de couverture qui dit que selon l’incipit fameux de Tristes Tropiques de Claude Lévi Strauss, livre majeur de l’ethnologie contemporaine paru en 1955, il pense que comme Lévi Strauss, « je hais les voyages et les explorateurs » sous-entendant que je porte un regard critique sur le sens du voyage, sur l’exotisme et le sensationnel qui sont le socle de tant et tant de récits de voyages et d’aventures et la matière à fabriquer les stéréotypes. Ainsi, par décentrement du regard (du point de vue ethnologique du terme) je serais à même de penser et de voir différemment ceux que je rencontre selon le principe qu’on ne peut percevoir l’autre tel qu’il est que par une opération de « triple décentrement » qui consiste pour le voyageur (ou le photographe) à garder à l’esprit le fait qu’il a certes changé de lieu, mais aussi de temporalité, et enfin de classe sociale.
45 photographies qui composent ce bouquin. Chacun pourrait y aller de son interprétation mais vous en tant qu’auteur, qu’est-ce qu’on pourrait retenir à propos des thèmes ?
Je cite volontiers Ansel Adams qui disait qu’il y’a toujours deux personnes dans chaque photographie, le lecteur et l’auteur. L’idée étant de laisser une porte ouverte au lecteur pour qu’il donne libre cours à son interprétation ou plutôt une porte entrouverte sur laquelle j’ai quand même la main. Sans accorder trop d’importance à la thématique ou à la trame narrative, ce que j’appelle l’accumulation non raisonnée, j’essaie malgré tout d’orienter le regard du lecteur sur quelques notions auxquelles j’accorde de l’importance. Ici j’ai mis l’accent sur la cause féministe, espérant cristalliser l’attention sur la nécessité de la soutenir, de l’accompagner, dans un pays où le corps social est encore profondément ancré dans l’hétéro-patriarcat.
Quand est-ce que l’aventure a commencé, où et pourquoi avoir décidé d’en faire un livre aujourd’hui ?
L’« aventure » a commencé il y a maintenant 20 ans. L’idée d’en faire un livre n’est pas nouvelle. Elle a pris corps petit à petit, à mesure que mon corpus de travail s’est densifié et qu’il est demeuré pertinent, au moins à mes yeux, confronté aux effets du temps, quand les photographies, bien qu’ayant leur vie propre, commencent à faire sens dès lors qu’on les articule les unes aux autres. À mesure aussi que j’ai acquis avec la fureur de l’autodidacte la capacité de mener ce projet de bout en bout à tous les stades de sa réalisation, dépassant les seules compétences du photographe en allant sur le terrain du graphiste, du maquettiste, de l’éditeur. Et puis le livre parce que je pense que c’est l’objet idéal, le support populaire le mieux à même de restituer un travail et d’en conserver la trace de manière durable, contrairement à l’exposition.
Comment définissez-vous la photographie, « votre photographie » ?
Modestement, je n’ai pas la prétention de me lancer dans cet exercice en tout cas je ne m’en sens pas capable, mais je peux dire comment je me définis en tant que photographe. Quand certains opérateurs conçoivent, pensent, organisent, préparent, mettent en scène leurs photographies, moi je flâne, je rêve, je déambule main dans la main avec le cours des choses. Je fonctionne à l’intuition, aux affects joyeux, au coup d’œil, à ces choses qu’on ressent sans forcément pouvoir y mettre d’explications parce que la photographie est un formidable moyen de capturer des choses que les mots peinent à exprimer. Après tout, je ne photographie jamais mieux que ce qui est sur mon chemin ou ceux qui sont sur mon chemin, sur ma route, et je me reconnais bien dans cette définition que Chris Marker donnait de la photographie : « la photo, c’est l’instinct de chasse sans l’envie de tuer. C’est la chasse des anges. On traque, on vise, on tire. Clac, au lieu d’un mort on fait un éternel ». À la croisée des genres et des influences, dans un langage à la fois militant, critique et esthétique avec le caractère erratique du promeneur solitaire.
Vous dites en intro, à la troisième page, quand tu vis quelque part, ce n’est pas comme quand tu passes. Les photos d’une escale sont-elles différentes de celles qu’on prend lorsqu’on se sédentarise ?
Oui, pour en avoir fait l’expérience, je le crois. À moins d’aller au hasard, avec la virginité du regard et l’impréparation comme compagnons. Comme exprimé dans le calligramme en page 3, d’abord tu vois ce que tu avais imaginé voir, ce à quoi tu t’étais préparé. Une femme debout, altière, au milieu d’une foule de gens en mouvement comme un cliché, comme une représentation que tu t’étais faite de l’endroit où tu irais. Puis, un détail, les mèches jaune fluo sur la chevelure au vent d’une femme à l’arrière d’une moto ou un homme perché sur un poteau électrique sous un ciel orageux. C’est l’alchimie du temps qui opère et qui te permet, un peu à la manière d’un archéologue, de fouiller, de gratter, de soulever et de découvrir ce qui ne saute pas forcément aux yeux au premier regard. Mais somme toute, des choses qu’à peu près n’importe qui pourrait observer pour peu qu’il en ait la curiosité, pour peu qu’il ait l’envie de faire usage de son regard. Je sais qu’au Mali ce n’est pas toujours évident pour tout le monde de porter un regard curieux sur tout comme le fait le personnage du photographe. Le regard est relativement assigné, circonscrit à des périmètres, à des champs définis socialement et culturellement. Souvent j’ai fait l’expérience, et c’est bien là tout ce à quoi le photographe s’expose, de la réaction des gens qui me disaient en bamanankan : « i bé fléliké kojugu », « tu regardes trop » !
Considérez-vous « Selon l’incipit » comme une arme de combat ?
Alors, je vais rappeler, parce que c’est un aspect saillant de ma personnalité, que je suis farouchement antimilitariste, que je milite contre la prolifération des armes, contre les frontières et contre les guerres qu’elles induisent, ainsi la photographie nourrie au grain, garantie sans antibiotiques ni kalachnikovs (devise de la Compagnie Noir Couleur) et que mon travail n’a pas vocation à être l’arme par destination d’un combat mais plutôt l’outil d’une lutte. Un outil au service de la sensibilisation du lecteur à l’émancipation, à la justice, au progrès social et à l’objection des consciences.
Le Mali tout comme la photographie, occupe une place très importante dans votre vie. Quel regard portez-vous sur la situation actuelle opposant le Mali à la France, votre pays, et comment la photographie pourrait-elle, à votre avis, contribuer à assainir les relations entre ces deux pays ?
D’abord je vais préciser que je suis binational, franco-malien, n’en déplaise à ceux qui depuis quelque temps nourrissent bruyamment leur aversion pour cette dualité et alimentent le fantasme d’une identité et d’un corps social « chimiquement purs » dont bien sûr ils se chargent de définir les contours et de décerner les brevets.
De fait, les relations politiques dégradées entre Bamako et Paris me touchent et m’affligent à plus d’un titre. Pour tout dire cette issue était largement prévisible et je trouve consternant le concours de bassesses auquel se livrent à qui mieux mieux Bamako et Paris depuis deux ans. Ceci étant, les citoyens ne sont pas dupes du caractère politique de la chose et savent que l’histoire mettra les acteurs de ce psychodrame de cour de récréation à leur place dans ses bennes.
Je ne pense pas que la photographie doive servir à jouer l’arbitre des élégances dans cette affaire. Si elle a un rôle à jouer dans le champ de l’exploration de l’image politique, le seul qui vaille est celui de l’énonciation critique, de la dénonciation de l’autocratie d’un côté, de la fusicratie de l’autre. La photographie à vocation à demeurer un miroir tendu aux uns et aux autres, les montrant tels qu’ils sont dans leur hideur, pourvu que ceux à qui on tendra le miroir veuillent bien s’y regarder. Permettez-moi de douter raisonnablement de cette possibilité (smiley). Que la photographie serve à produire de la pensée, oui bien sûr, que certains s’en servent comme outil de médiation au service de pouvoirs qu’on voudrait réconcilier, pardon, à moins de vouloir faire dans l’art de palais ou dans celui, tout aussi docile, de caserne au risque d’être entrainé par des représentations complaisantes dans le champ de la propagande, je ne vois pas bien le sens. En tout cas, de mon point de vue, être « artiste » et marcher au pas sont deux choses inconciliables.
Rappelons qu’il s’agit d’un premier volume. Sur quoi portera le volume 2 ?
Le volume 2 qui sortira dans quelques mois sera l’alter-ego du volume 1, son prolongement, sa continuation. Il viendra étayer son propos et s’inscrire dans un ensemble plus vaste qui par la suite aura des déclinaisons plus thématiques ; sur la diaspora, la santé mentale, les classes sociales, l’environnement etc. Une petite dizaine de volumes seront rassemblés dans un coffret, une intégrale, un peu comme les Stories de Santu Mofokeng, qui rassemblent ses travaux sur l’Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid.
Propos recueillis par Issouf Koné