Le film de Fatou Cissé raconte une histoire, celle d’un homme qui est d’abord, pour elle, son père, et pour nous spectateurs une figure majeure de l’histoire du cinéma. Merci de remarquer qu’il n’a pas été écrit ici « l’histoire du cinéma africain », encore moins « l’histoire du cinéma malien ». Toute la richesse du film, toute la difficulté maitrisée par ce travail documentaire résulte de ce qu’il s’agit à la fois d’une histoire d’un homme, de celle d’un artiste, et de multiples et vastes histoires, à l’échelle d’un art, à l’échelle d’une époque, et à l’échelle du monde entier – il est important que si, tout naturellement, la majorité des images qui figurent dans le film viennent d’Afrique, un nombre significatif vient aussi d’Europe, d’URSS, des Etats-Unis, de Corée…
Tout être humain et en particulier tout artiste appartient de quelque manière à son temps et s’inscrit dans une géographie. Mais, comme le montre bien le film, avec Souleymane Cissé nous avons affaire à bien davantage. Nous avons affaire à un homme qui a représenté, au sens fort, certains des grands enjeux de son temps, les a éclairés, en a porté le poids sur ses épaules.
Souleymane Cissé est l’auteur de grands films, qui appartiennent au patrimoine mondial de l’art du cinéma. Mais il est aussi celui qui aura, davantage que quiconque, cristallisé ce moment unique où, avec lui, grâce à lui, un univers entier s’est installé, même de manière fragile et instable, au sein même de la grande maison mondiale du cinéma.
Cissé n’est pas le premier, Ousmane Sembene et d’autre ont ouvert la voie, mais c’était une voie bordée par le statut de l’africanité et dessinée par un discours et un combat. Cissé n’a renoncé ni à l’un ni à l’autre, mais les a fait vivre dans un cadre plus vaste, à la fois plus quotidien et plus inscrit dans une culture au long cours. Pas à pas, Cinq jours d’une vie, Den Muso, Baara, Finye, Yeelen et Waati ont construit la mise en partage, pour des publics multiples et différents, de perspectives historiques et culturelles. Et il n’y a pas que les films, mais aussi les formes de présence de leur auteur, au Mali, en Afrique et dans le reste du monde, ses initiatives, ses prises de paroles, ses choix stratégiques pour lui-même et pour les autres cinéastes, qui ont joué un rôle décisif dans la dynamique d’entrée de plain-pied des cinémas d’Afrique dans « le » cinéma tout court.
Cette histoire, immensément difficile, est, on ne le sait que trop, en partie un échec : sans soutien public, sans infrastructure économique, sans durable mobilisation culturelle de masse, ces artistes-combattants au premier rang desquels se tient Souleymane Cissé ont gagné d’éclatantes batailles, leurs films. Malgré leur talent, leur énergie et leur courage, ils ont perdu une guerre: les cinémas d’Afrique n’occupent toujours pas, loin s’en faut, la place qui leur revient évidemment sur la fameuse « scène internationale ».
Malgré ces multiples et immenses difficultés, Cissé n’a jamais renoncé, comme en témoignent aussi bien les films des années 2000 (Min Yé, O.Sembene, O Ka, Alerte à Bozola) que l’activité inlassable à la tête de l’Union des créateurs et entrepreneurs du cinéma et de l’audiovisuel de l’Afrique de l’Ouest et dans le cadre du Festival de Nyamina, sur le fleuve Niger, qu’il avait créé.
Entre le départ du jeune homme de Bamako pour Moscou étudier au VGIK en 1963 et le vieux sage d’aujourd’hui, toujours aussi rieur que prompt à se mettre en colère, ce n’est pas seulement que le monde a – évidemment – changé, c’est qu’il a contribué à ce changement, et qu’il lui a, plus et mieux que d’autres, donné chair et vie. C’est aussi de cette complexité au long cours que rend compte Hommage d’une fille à son père.
Jean-Michel Frodon, critique, historien du cinéma, enseignant à Sciences-Po