Lettre d’un jeune français à sa mère depuis Bamako, 22 novembre 1972

En 1972, Jean-Louis Sagot-Duvauroux arrive au Mali pour la première fois. Alors âgé de 22 ans, il est enseignant au Lycée Prosper Camara de Bamako. Le 22 novembre de la même année, il envoie une lettre à sa mère pour lui donner de ses nouvelles. Nous sommes au lendemain des indépendances, quatre ans après le coup d’état qui a évincé du pouvoir le père de l’indépendance du Mali, Modibo Keita. Cette lettre, écrite à la main, loin de l’avènement d’internet et ses textos, dégage une certaine authenticité et nous plonge dans la vision d’un jeune français, témoin d’un Mali postcolonial, terre d’espérance.

Chère Maman,

Tout va toujours bien à Bamako où la température est maintenant vraiment fraîche la nuit (il fait quand même plus de 30° à 2h de l’après-midi). Je suis d’ailleurs enrhumé et bronchiteux sans que cela n’affecte en rien mes activités. Les cours se passent très bien et les élèves ont beaucoup plus le goût de réfléchir ici qu’en France. Je suis allé la semaine dernière faire un petit périple à mobylette (250 km de piste) vraiment très intéressant. Je suis parti un mercredi après-midi et après avoir crevé deux fois (et réparé moi-même, ce qui n’est pas toujours facile) je me suis arrêté dans un petit village de cases pour passer la soirée et la nuit. J’ai été très bien accueilli chez un vieux qui parlait français et j’ai fait la connaissance d’un étudiant vétérinaire malien très sympathique. Nous avons parlé autour du feu tout en mangeant le « tô » sorte de pâte de mil compacte que l’on prend avec les doigts tous dans le même plat et que l’on trempe dans un bol de sauce très épicée avant de le manger. J’ai encore un peu de mal à manger proprement avec les doigts mais cela vient tout de même. Ensuite, nous avons fait la visite du village à la faveur d’un clair de lune particulièrement lumineux et sommes allés avec presque toute la population à un cours d’alphabétisation en bambara (la langue du pays). Je commence d’ailleurs à en connaître quelques mots. Nous sommes ensuite retournés manger un plat que « le vieux » (l’expression est ici très respectueuse) nous avait préparé en mon honneur (riz et poulet), puis je me suis couché dans une case, sur une natte au chant des jeunes circoncis qui se retrouvent dans une sorte de confrérie matin et soir.

Le lendemain matin, lever à 5h1/2 pour aller traire les vaches (zébus) et pour prendre le petit déjeuner (tô encore, et bouillie + en mon honneur du lait cru). J’ai quitté le village à 8h1/2 et suis parti jusqu’à Kolokani, petite ville à 130 km de Bamako où j’ai mangé chez les Pères blancs, puis je suis rentré en plein soleil à Bamako où je suis arrivé le soir. Les Français du lycée m’ont considéré comme complètement fou à cause de cela. Un Père blanc en effet a fait avec sa mobylette 4000 km en 8 ans (3 ans pour la roder) alors que j’en ai fait 2500 en 2 mois. Ils sont extrêmement ennuyeux et rabougris. Ils semblent ne pas s’intéresser du tout au pays. L’un d’entre eux m’a déclaré qu’il avait l’impression de perdre son temps s’il passait une soirée chez des Maliens. Quant aux Pères blancs, au moins pour ceux que je connais, ils sont aigris, et racistes, et vraiment désagréables. Sans doute les vieux Pères de brousse sont-ils plus attachants, du moins je l’espère. Je n’ai pas de relations de toute manière avec des blancs ici, si ce n’est avec trois professeurs soviétiques très sympathiques et chez qui je bois force vodka.

Heureusement, j’ai rencontré des Maliens passionnants que je vois très souvent et qui m’ôtent tout regret de ne pas frayer avec les trotte-menu et les pisse-vinaigre du lycée. Le peuple malien est très attachant. Les gens ont généralement une très grande noblesse de cœur et beaucoup de jugement. Jamais on n’est jugé sur ses diplômes ou sur sa situation sociale, mais uniquement sur la façon dont on se comporte avec les autres. Ils sont encore très proches d’une société où tout était mis en commun (ce qui existe encore dans bien des villages) et où la vie sociale était beaucoup plus harmonieuse que chez nous. Ici, si quelqu’un a faim ou soif, il ne vient même pas à l’idée qu’il soit possible de lui refuser ce qu’il demande. Les années qui ont suivi l’Indépendance ont bien entretenu cette vie hautement morale et ce sens de la vie commune. Malheureusement, ceci a tendance à se dégrader avec l’avènement d’une société où chacun doit lutter pour défendre sa peau et peut de moins en moins compter sur la communauté. La situation est en effet extrêmement difficile et dans les conditions où elle se fait, l’industrialisation du pays engendre beaucoup de misère. Or il est indispensable que ces gens aient la possibilité d’utiliser toutes les découvertes dont nous bénéficions déjà. Si j’avais été Malien, avec mon accident, je serais infirme pour toute ma vie. Le rôle de la France est malheureusement plus profitable aux industriels français qu’au peuple malien. Ce qu’on appelle « l’aide » à laquelle le pays accorde généreusement 0,7 % du budget national n’est pas très reluisant : construction à Bamako d’un lycée pour Blancs, aide pour les investissements de sociétés privées françaises, etc. Un exemple tout proche pour nous au lycée : le gouvernement français a imposé alors que personne n’en voulait au Mali, un système de télévision scolaire qui revient très cher au pays, qui n’est quasiment pas utilisé, parce que système avait été refusé en France par les professeurs et qu’il fallait bien le recaser quelque part. Or il n’y a qu’1 dictionnaire pour toute l’École Normale Supérieure, c’est-à-dire pour tous les étudiants, car pour 95 % d’entre eux il est hors de question qu’ils puissent s’en procurer un. Ce qui pourtant est très rassurant, c’est de voir chez beaucoup de gens leur ferme espérance dans l’avenir et la certitude, chez les jeunes surtout, que les choses pourront changer. À cet égard, ils ne sont pas désabusés comme trop de jeunes qui chez nous se réfugient dans la paresse et l’égoïsme faute d’entrevoir et de mettre en œuvre ce qui peut nous amener vers une société plus juste. Ici, il n’est pas possible de se cacher la misère.

Si Papa et toi voulez venir à Bamako, je vous signale que jusqu’en février je crois (mais il faudrait que vous vous renseigniez), Air Mali fait des réductions de 85 000 F sur le billet aller-retour. Il serait de toute manière préférable que vous ne veniez pas trop tard, par exemple en début janvier où il ne fait pas encore trop chaud. J’ai pour ma part tous mes après-midi de libres sauf le lundi et deux matinées. Il me sera donc possible de vous piloter à Bamako et dans les environs autant que vous le voudrez.

Grosses bises

Jean-Louis

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