Morilaka est un ouvrage dense. Paru en 2016 aux éditions La Sahélienne, il constitue un récit essentiel pour appréhender l’aventure des Morilaka, une communauté sahélienne, lettrée et très religieuse, à laquelle l’histoire attribue la fondation du Kafo de Morila.
« Qui suis-je ? Où en suis-je… ? » Ce questionnement, né à une circonstance particulière de sa vie, alors qu’il est à la porte de l’hôpital public de Bamako où il doit subir une opération, fait naître en l’auteur, tout une vague d’autres préoccupations. L’homme qui réalise que peu importe notre statut, au crépuscule de notre vie, on ne pouvait être que le petit enfant fragile d’une mère, comprend vite qu’il ne peut se définir que comme étant Mah ka Ismaïla (Ismaïla né de Mah). « Bien que décédée en 1996, elle se tient à mes côtés, m’habite, me donne la force de tenir. » écrit-il.
A cet instant-là, pour la première fois de sa vie, il était face à lui-même. Mieux, il avait compris qu’il se devait des comptes à sa propre personne. De nombreuses fois, les siens lui ont fait comprendre qu’en tant que seul chercheur et écrivain de sa famille, il devait rapporter tous leurs récits de migration sur lesquels il enquêtait depuis si longtemps. « C’est important car nos enfants se demandent par quels processus notre identité s’est construite, ce que sont nos origines et nos valeurs familiales, » ont indiqué certains.
A quelque chose malheur est bon ? Une chose est certaine, ce cancer foudroyant dont il est atteint, comme le colportait à l’époque Bamako, capitale de la rumeur, mettra fin à sa procrastination au sujet de ce projet que Jean-Loup Amselle, Directeur d’étude à l’Ecole des Hautes Etudes en sciences sociales de Paris, appelle un texte hybride, à mi-chemin entre la chronique familiale et l’étude historique.
Le livre s’ouvre sur la vie de Samba, père de l’auteur, un homme qui a servi l’administration coloniale en tant que soldat. Il fut élevé au grade d’adjudant. La vie de Samba, n’ayant peur de rien comme Ismaïla Samba Traoré a pu l’entendre des conversations de ses mères durant son adolescence, est unique. Elle met en avant la trajectoire d’un homme dont le parcours a été marqué par le souci de servi l’administration tout en restant très attaché à l’Islam. Les archives collectées par l’auteur, relatent qu’en tant que chef de peloton, il se permettait des actes de protection en faveur des lettrés musulmans, actions qui auraient pu être interprétées comme de la rébellion d’un soldat vis-à-vis de l’administration coloniale.
Au-delà d’être un devoir pour Ismaïla Samba Traoré, Morilaka, sous-titré Des communautés sahéliennes et leurs trajectoires en islam, est un élément indispensable pour saisir, à partir d’innombrables recueils de la tradition orale mais également d’archives personnelles et coloniales qui le composent, l’histoire des Morilaka, une famille sahélienne qui a fondé le Kafo de Morila, situé au sud du Mali.
Récit d’une vie, Morilaka est un travail sur la parenté tout entière de l’auteur. De « Une tumeur à Vivre et raconter en passant par Morilaka, Rabia lettré mandingue et Islam et migrations », les cinq chapitres qui composent le livre nous font parcourir six siècles de migration. Cette grande communauté religieuse qui allait de site en site, avait pour objectif principal de promouvoir l’islam dans toute le sahel. « A partir de l’entrée à Médine, le prophète a déclaré que pour compter de ce jour tout le reste doit être expliqué », clamaient-ils pour mettre en avant ce statut de messagers de Dieu qu’ils affichaient avec fierté.
Le livre aborde surtout un aspect très important en lien avec ce côté religieux des Morilaka. Élément qui apparaît comme étant la thématique principale du bouquin. Il s’agit de leur composition avec les autres communautés non religieuses du Sahel. Bien qu’étant très rattachée à l’Islam, les Morilaka ont toujours vécu en parfaite symbiose avec leurs voisins animistes : « Les Morilaka sont des lettrés musulmans, vivant en intelligence avec leurs voisins. Les péripéties du temps n’ont pas effacé cette identité de gens du livre », lit-on dans le dernier chapitre.
Dans un sahel d’aujourd’hui, en proie à des attaques terroristes, œuvres de prétendus musulmans, Morilaka vient rappeler que l’Islam est une religion de paix dont les adeptes peuvent s’exprimer au côté d’autres personnes qui préfèrent avoir un autre langage ou d’autres trajectoires religieuses.
A travers cet exercice dont la délicatesse n’est pas à négliger, Mah ka Ismaila qui est ressorti de la salle d’opération, probablement grâce à ce devoir familial qui l’accablait, a peut-être trouvé des réponses à ses préoccupations après l’écriture du livre. Il a réussi l’important pari de nous entraîner dans l’histoire d’une famille lettrée, très religieuse et soucieuse de donner un sens au vivre ensemble. Un récit puissant qui met en avant le côté moderne, émancipé d’un Mali traditionnel, à privilégier.
Issouf Koné